La Langue des Oiseaux, l’Âme du monde, la Chanson traditionnelle, les femmes de la Palestine arabe occupée

par Mohammed Taleb

 

Peinture de l'artiste palestinien Sliman Mansur, "Tunes of Jerusalem" (1985 )

 

Depuis les temps anciens, les femmes arabes en Palestine ont chanté. Mais leurs chants ne sont pas de simples mélodies. Ce sont des incantations, des messages en vol, des oiseaux de parole qui traversent les murs, les prisons, les frontières. Elles ont porté sur leurs voix les mémoires du peuple arabe. Et leur souffle était plus fort que la censure des empires.

Les styles traditionnels de la chanson arabe furent les voies secrètes de la parole libre. Sous l’occupation britannique (1918-1948), puis face à la colonisation israélienne, ces femmes ont transformé la douleur en poème, le cri en cadence, et le silence imposé en murmure partagé. Leurs chants furent des lettres volantes, portées par le vent, parlant aux résistants, aux prisonniers, aux absents, sans que l’oppresseur ne puisse en comprendre le sens.

Ce que ces femmes ont invoqué, c’est la Langue des Oiseaux, ce langage ancien et universel, langage de l’Âme du monde, où chaque son est signe, où chaque lettre contient un mystère. Ce n’est pas là privilège des troubadours et trouvères médiévaux de la langue d’Oc ou de la langue d’Oïl. Toutes les cultures humaines ont connu cette langue du dedans, langue de feu et de souffle, langue du rêve et de la révolte. Dans la tradition arabo-musulmane, elle est appelée ‘Ilm al-Ḥurūf, la Science des Lettres. Là, chaque mot de la langue arabe peut se retourner sur lui-même, chaque lettre se dédouble, se dissout, se transmue. Le Coran explicitement nous parle de Langue des Oiseaux, au détour d’une sainte sourate...

L’ajout d’un lām (la lettre « L »), une variation dans le harakāt (la voyelle), un changement des signes diacritiques, une inversion de la dernière lettre des mots… Et soudain, le chant devient code. Le mot devient message. La poésie devient résistance. Ainsi, au cœur de la lutte du peuple palestinien, la voix des femmes a tissé un fil sacré entre les âmes. Elles ont codé dans la beauté ce que l’on ne pouvait dire en clair. Elles ont chanté la liberté à travers les chaînes, l’amour à travers l’exil, la fidélité à travers le vent.

Ces femmes palestiniennes ont historiquement utilisé des styles de chant traditionnels, Al-Tarweedah et Al-Mawwalah, comme moyen de communication politique, notamment pendant l’occupation britannique et au début de la Grande Révolte palestinienne de 1936. Elles se servaient de ces formes chantées pour coder des messages, maintenant ainsi une communication secrète avec les prisonniers et les combattants de la résistance. Ces femmes ont joué un rôle essentiel en assurant le lien entre les détenus et la résistance, utilisant une poésie symbolique pour transmettre des informations importantes de manière indéchiffrable pour l’ennemi.

De manière remarquable, cet art s’est perpétué face à l’occupation israélienne jusqu’à aujourd’hui, témoignant de son importance et de la mémoire des femmes palestiniennes. Cette pratique culturelle, qui allie imagination créatrice et expérience communautaire demeure un témoignage de leur ingéniosité et un élément vital de leur patrimoine.

Dans la chanson ici présente, Tarweedah Al-Shamali, de la même manière que les femmes ont codé des chants de résistance et de révolte, elles ont aussi codé des chants d’amour et de nostalgie. Cela leur permettait d’exprimer leurs sentiments de manière déguisée, par peur d’être repérées par les gardes. Ces paroles codées étaient ensuite chantées lors de leurs rassemblements, durant leur travail, et même lors des mariages.

Cette chanson est un Mawwāl (en arabe : موال ; pluriel : mawāwīl, parfois francisé en mawwalah) qui est une forme poétique et musicale traditionnelle très répandue dans la Nation arabe, à la fois dans les expressions populaires, mystiques et politiques. Il s’agit d’un chant mélodique, souvent improvisé, où la voix seule (a cappella ou avec un accompagnement discret) exprime des émotions profondes : amour, douleur, nostalgie, exil, séparation, mystique ou révolte. Lisons les paroles de ces femmes :

 

  1. وأنا ليليلبعث معليلريح الشمالي لالي يا رويللووو
    Wa-anā laylay-lbaʿath maʿ-layl rīḥ ash-shamālī lālī yā ruwayllūūū
    Et moi, cette nuit, j’envoie avec le vent du nord, ô Royellou…

  2. ياصليلار ويدورليللي على لحبيليلابا يا رويللووو
    Yā ṣalīlār wa yadūr-laylī ʿalā l-ḥabīb-līlābā yā ruwayllūūū
    Ô frémissement nocturne, tourne dans la nuit vers mes bien-aimés, ô Royellou…

  3. يا هللوا روح سلللملي على للهم يا رويللووووو
    Yā hallalū rūḥ sallim-lī ʿalā lahum yā ruwayllūūū
    Ô douce brise, va, salue-les pour moi, ô Royellou…

  4. وطالالالت الغربة الليلة واشتقنا ليلي للهم يا رويللوووو
    Wa ṭālallat al-ghurba layla wa ishtaqnā laylī lahum yā ruwayllūūū
    La nuit de l’exil s’est prolongée, et nous avons tant désiré (cette nuit) d’être avec eux, ô Royellou…

 

Le « ya roylelloo » est un vocable, une formule vocale sans signification littérale évidente, typique des chants populaires et mystiques. Elle agit comme une invocation ou interjection chantée, comparable à un soupir d’âme, un appel, une plainte, ou un souffle poétique. Ce type de refrain est courant dans les mawwāl et zajal arabes, où des sons mélodiques prolongés viennent soutenir l’expression affective, surtout dans les chants d’exil, d’amour ou de résistance. Le prolongement vocal à la fin du mot ("oooo") permet d’étirer l’émotion et de donner au chant une forme hypnotique et mémorielle.

 

Ces mots ne sont pas seulement des vers : ce sont des clefs. Des clefs vers l’invisible, vers l’amour invisible, vers la communauté invisible des âmes éveillées. Dans la Langue des Oiseaux, la Résistance n’est pas seulement politique. Elle est cosmique, intérieure, symbolique. Elle parle au-delà des gardes, au-delà des murs, à ceux qui savent entendre les lettres voler. Et dans le souffle de ces femmes, c’est l’Âme du monde elle-même qui chante. (© Mohammed Taleb, août 2025)

 

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